mardi 30 juin 2009

Charon traverse le Styx, une peinture du 16ième siècle

Charon, fils des Ténèbres et de la Nuit, vieillard à l'aspect sale et repoussant, "le nocher des enfers" choisit les morts qu'il veut y emporter... Ceux qui ne sont pas choisis ou qui n'ont pas leur obole (une pièce placée sous la langue) sont condamnés à errer 100 ans sur les bords du Styx.
Ce qui me frappe sur ce tableau, c'est la ressemblance avec les Saint Christophe du même peintre : Joachim Patenier (16ième siècle) et notamment celui dont j'ai déjà parlé en juin 08. Certes, il a peint beaucoup de paysages avec fleuves mais...... on peut remarquer que Charon est aussi représenté comme un géant et que si Christophe traverse toujours avec l'enfant de droite à gauche, Charon traverse les morts en sens inverse... Et, en arrière plan, ces barques qui semblent contenir des cadavres dans le "St Christophe" n'attendent-elles pas que le passeur les emmènent ?
Quoiqu'il en soit on pourrait se demander aussi, si l'enfant, lui, ne vient pas de l'enfer. Et si ma divagation de ce soir vous parait fumeuse, considérez que ce n'est qu'une histoire de plus...

La barque de Saint Julien le pauvre de Georges Jeanclos


Georges Jeanclos (1933-1997) a créé ce qu'il appelait "des dormants" en argile. Tapez son nom dans un moteur de recherche et vous en verrez d'autres...

samedi 27 juin 2009

Les planches courbes, poème en prose de Yves Bonnefoy

Ce poème écrit en 1998 donne son nom au recueil éponyme paru en 2001 chez Gallimard. Ces quatre pages sont au programme des lycées, et ont donc été abondamment commentées.
Non, vous n'aurez pas l'intégrale du texte en ligne mais franchement on peut trouver le livre très facilement et pour pas cher...
Mais oui, voici ce qu'il me semble raconter :
Un géant est debout dans une barque au bord d'un fleuve la nuit. Un enfant apparaît porteur d'une pièce de cuivre, l'enfant veut traverser la rivière. Le géant lui demande son nom. L'enfant ne sait pas répondre. Il ne sait pas non plus ce qu'est un père ou une mère. Le géant vient le chercher sur la rive et le porte dans sa barque. Il pousse la barque au large. L'enfant demande au géant d'être son père. Le géant refuse et la barque commence à s'enfoncer dans l'eau, le géant toujours tenant l'enfant se met à nager "dans un espace sans fin", ce que j'interprète comme la mort ou en tout cas un autre monde...
En ce qui concerne le récit, le lien avec notre sujet (St Christophe) est clair même si certains enchaînements sont inversés : le passeur questionne l'enfant avant de l'embarquer, le passeur est un géant, le passeur porte l'enfant sur ses épaules, l'eau monte et met leur vie en jeu...
Mais après relecture de "La légende de Saint Julien l'hospitalier" de Flaubert, et de St Julien le pauvre de Jacques de Voragine, la parenté avec Julien devient évidente, elle aussi, notamment en ce qui concerne la barque et la boue. Si c'est une personne adulte que Julien aide, c'est aussi une personne qui a toutes les apparences de la faiblesse. Et le voyage se termine également par ce qui me semble une mort extatique.
La présence de Charon, le passeur des morts, est sous-jacente dans la pièce de cuivre que l'enfant a apporté pour payer son voyage.
Dans les autres poèmes du recueil, dont les sujets sont, à première vue, différents, les micros motifs que l'ont peut rattacher à ces deux légendes hagiographiques et au conte de Flaubert sont extrêmement nombreux : le fleuve, la boue, la barque, le creux de la barque, la courbe des planches, le rivage, la lampe qui guide, la pauvreté du passeur, la nuit, les corps qui se touchent, il y a même un lépreux...
Et aussi cette belle image dans "Le leurre des mots" :
A la poupe est le nautonier plus grand que le monde...
L'auteur d'un blog (Noël Pecout ?) m'a envoyé l'adresse d'un article sur ce poème . L'intitulé de l'article est assez joli : "Fleuves de boue, fleuve d'étoiles, barque et vieux haillons. Rêverie sur un sujet légendaire, souvent traité par la peinture et la sculpture, la légende de Saint Christophe..."
Un autre article peut aussi se lire en ligne mais si vous cherchez Yves Bonnefoy ou "Les planches courbes", sur un moteur de recherche vous trouverez peut-être même la vidéo où le poète parle de son travail (je n'ai pas réussi à la visualiser)
Yves Bonnefoy est un auteur bien vivant, que je remercie d'avoir remis au jour (inventé) ces trésors légendaires qui, décidément collent au corps et à la littérature.

vendredi 26 juin 2009

Deux contes Gascons où l'on porte Saint Pierre de l'autre côté de l'eau

Dans les Contes populaires de la Gascogne (Jean François Bladé), ou dans Les contes du Vieux Cazaux (même auteur, Féderop 1995) on peut trouver le motif du passeur dont le fardeau est trop lourd. Les contes de Bladé ont été publié en 1886. En ce qui concerne le motif qui nous intéresse pour sa proximité avec la légende de Saint Christophe, il s'agit d'un des épisodes du long conte, intitulé "L'épée de Saint Pierre" où le héros, fils de roi part à la recherche de l'épée de Saint Pierre pour tuer le roi païen qui a épousé sa mère. Sur sa route il croise un pivert, puis sept lézards à qui il rend service ...
... Enfin la nuit de Noël arriva. Il glaçait, et la lune brillait sur la campagne blanche de neige. Le fils du roi se disait : "le temps marqué par les sept lézards est venu. Marche, marche toujours, jusqu'à ce que tu saches où trouver l'épée de Saint Pierre." À minuit il s’arrêta tout proche d’une rivière. Au bord de l’eau grelottait un vieux pauvre à barbe grise. “Bonsoir, pauvre. Mauvais temps pour voyager. Tu grelottes. Tiens : bois un coup, à ma gourde, cela te réchauffera.”
Le vieux pauvre but un coup à la gourde, et ne grelotta plus. “Merci mon ami. Maintenant porte-moi de l’autre côté de l’eau. – Avec plaisir, pauvre. Monte sur mon dos et tiens-toi ferme. Jésus ! Tu ne pèses pas plus qu’une plume. – Patience, je pèserai davantage au milieu de l’eau. – C’est vrai. Jésus ! Tu m’écrases ! – Patience, sur l’autre bord je ne pèserai pas plus qu’une plume. – C’est vrai. Tiens, pauvre, te voilà passé. Bois encore un coup à ma gourde et que le bon Dieu te conduise !
– Jeune homme, je ne suis pas un pauvre, je suis saint Pierre. Jeune homme, tu m’as fait un grand service. Je te paierai selon mon pouvoir…”
La saison à laquelle se passe cet épisode me fait penser à la légende du Roi Hérode qui traverse l'Ain par une nuit glaciale de janvier, celle de l'Epiphanie.

Dans un autre conte recueilli également par Jean François Bladé en Gascogne, la belle Madeleine rencontre trois vieux pauvres au bord d’une rivière, elle les passe sur son dos. Puis les trois vieux pauvres se trouvent être saint Jean, saint Pierre et le bon Dieu. Ils promettent à la belle Madeleine de récompenser sa charité.

Saint Julien L'Hospitalier, un conte de Flaubert

Extraits de la fin du conte tel qu'il a été écrit, dit Flaubert, d'après le vitrail de la Cathédrale de Rouen mais s'il vous plait allez le lire intégralement par exemple sur le site rouen-histoire.com. On peut également faire des rapprochements avec la légende du Roi Hérode qui traverse l'Ain, publiée en 1854.
Le conte de Flaubert a, lui, été écrit en 1876 et publié en 1877. Et Yves Bonnefoy, pour "Les planches courbes" (1998) s'est sans doute (?) inspiré de Flaubert.

... Ainsi, portant le poids de son souvenir, il (Julien) parcourut beaucoup de pays ; et il arriva près d'un fleuve dont la traversée était dangereuse, à cause de sa violence et parce qu'il y avait sur les rives une grande étendue de vase. Personne depuis longtemps n'osait plus le passer.
Une vieille barque, enfouie à l'arrière, dressait sa proue dans les roseaux. Julien en l'examinant découvrit une paire d'avirons; et l'idée lui vint d'employer son existence au service des autres... il se fit une cahute avec de la terre glaise et des troncs d'arbres.
Le passage étant connu, les voyageurs se présentèrent. Ils l'appelaient de l'autre bord, en agitant des drapeaux...
Une petite table, un escabeau, un lit de feuilles mortes et trois coupes d'argile, voilà tout ce qu'était son mobilier...
Des mois s'écoulaient sans que Julien vît personne...
Une nuit qu'il dormait, il crut entendre quelqu'un l'appeler. Il tendit l'oreille et ne distingua que le mugissement des flots.
Mais la même voix reprit :
« Julien ! »
Elle venait de l'autre bord, ce qui lui parut extraordinaire, vu la largeur du fleuve.
Une troisième fois on appela :
« Julien! »
Et cette voix haute avait l'intonation d'une cloche d'église.
Ayant allumé sa lanterne, il sortit de la cahute. Un ouragan furieux emplissait la nuit. Les ténèbres étaient profondes, et çà et là déchirées par la blancheur des vagues qui bondissaient.Après une minute d'hésitation, Julien dénoua l'amarre. L'eau, tout de suite, devint tranquille, la barque glissa dessus et toucha l'autre berge, où un homme attendait.
Il était enveloppé d'une toile en lambeaux, la figure pareille à un masque de plâtre et les deux yeux plus rouges que des charbons. En approchant de lui la lanterne, Julien s'aperçut qu'une lèpre hideuse le recouvrait; cependant, il avait dans son attitude comme une majesté de roi.
Dès qu'il entra dans la barque, elle enfonça prodigieusement, écrasée par son poids; une secousse la remonta; et julien se mit à ramer.A chaque coup d'aviron, le ressac des flots la soulevait par l'avant. L'eau, plus noire que de l'encre, courait avec furie des deux côtés du bordage. Elle creusait des abîmes, elle faisait des montagnes, et la chaloupe sautait dessus, puis redescendait dans des profondeurs où elle tournoyait, ballottée par le vent.
Julien penchait son corps, dépliait les bras, et, s'arc-boutant des pieds, se renversait avec une torsion de la taille, pour avoir plus de force. La grêle cinglait ses mains, la pluie coulait dans son dos, la violence de l'air l'étouffait, il s'arrêta. Alors le bateau fut emporté à la dérive. Mais, comprenant qu'il s'agissait d'une chose considérable, d'un ordre auquel il ne fallait pas désobéir, il reprit ses avirons; et le claquement des tolets coupait la clameur de la tempête.
La petite lanterne brûlait devant lui. Des oiseaux, en voletant, la cachaient par intervalles. Mais toujours il apercevait les prunelles
du Lépreux qui se tenait debout à l'arrière, immobile comme une colonne.
Et cela dura longtemps, très longtemps !
Quand ils furent arrivés dans la cahute, Julien ferma la porte; et il le vit siégeant sur l'escabeau. L'espèce de linceul qui le recouvrait était tombé jusqu'à ses hanches; et ses épaules, sa poitrine, ses bras maigres disparaissaient sous des plaques de pustules écailleuses. Des rides énormes labouraient son front. Tel qu'un squelette, il avait un trou à la place du nez; et ses lèvres bleuâtres dégageaient une haleine épaisse comme un brouillard, et nauséabonde.
- « J'ai faim! » dit-il.
Julien lui donna ce qu'il possédait, un vieux quartier de lard et les croûtes d'un pain noir.
Quand il les eut dévorés, la table, l'écuelle et le manche du couteau portaient les mêmes taches que l'on voyait sur son corps.
Ensuite, il dit : « J'ai soif! »
Julien alla chercher sa cruche; et, comme il la prenait, il en sortit un arôme qui dilata son cœur et ses narines. C'était du vin; quelle trouvaille! mais le Lépreux avança le bras, et d'un trait vida toute la cruche.
Puis il dit : « J'ai froid! »
Julien, avec sa chandelle, enflamma un paquet de fougères, au milieu de la cabane.
Le Lépreux vint s'y chauffer; et, accroupi sur les talons, il tremblait de tous ses membres, s'affaiblissait; ses yeux ne brillaient plus, ses ulcères coulaient, et d'une voix presque éteinte, il murmura : « Ton lit! »
Julien l'aida doucement à s'y traîner, et même étendit sur lui, pour le couvrir, la toile de son bateau.
Le Lépreux gémissait. Les coins de sa bouche découvraient ses dents, un râle accéléré lui secouait la poitrine, et son ventre, à chacune de ses aspirations, se creusait jusqu'aux vertèbres. Puis il ferma les paupières.
- « C'est comme de la glace dans mes os! Viens près de moi ! »
Et Julien, écartant la toile, se coucha sur les feuilles mortes, près de lui, côte à côte.
Le Lépreux tourna la tête.
- « Déshabille-toi, pour que j'aie la chaleur de ton corps!»
Julien ôta ses vêtements ; puis, nu comme au jour de sa naissance, se replaça dans le lit; et il sentait contre sa cuisse la peau du Lépreux, plus froide qu'un serpent et rude comme une lime.
Il tâchait de l'encourager; et l'autre répondait, en haletant
« Ah! je vais mourir!... Rapproche-toi, réchauffe-moi! Pas avec les mains! non ! toute ta personne. »
Julien s'étala dessus complètement, bouche contre bouche, poitrine sur poitrine.
Alors le Lépreux l'étreignit ; et ses yeux tout à coup prirent une clarté d'étoiles ; ses cheveux s'allongèrent comme les rais du soleil; le souffle de ses narines avait la douceur des roses; un nuage d'encens s'éleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l'âme de Julien pâmé; et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s'envola, le firmament se déployait; - et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre-Seigneur Jésus, qui l'emportait dans le ciel.
Et voilà l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle à peu près qu'on la trouve, sur un vitrail d'Église, dans mon pays.

Légende de St Julien le Pauvre, Jacques de Voragine

St Julien le Pauvre était aussi un passeur... C'est comme ça qu'il a sauvé son âme... Cet épisode de sa vie est très proche de la légende de Saint Christophe. La légende de Saint Julien dit "l'hospitalier" a inspiré un vitrail très connu de la Cathédrale de Rouen mais aussi Flaubert et sans doute aussi Yves Bonnefoy.... mais ce sera l'objet d'autres articles. On ne peut pas, non plus, ne pas faire le lien avec la légende de Cafi le Pontonnier"l

Voici donc la légende ,d'après Jacques de Voragine, 13ième siècle, du quatrième des cinq Saint Julien , connu sous le nom de Julien le Pauvre et fêté le 12 Février :
On trouve encore un autre Julien qui tua son père et sa mère sans le savoir. Un jour, ce jeune noble prenait le plaisir de la chasse et poursuivait un cerf qu'il avait fait lever, quand tout à coup le cerf se tourna vers lui miraculeusement et lui dit : " Tu me poursuis, toi qui tueras ton père et ta mère ? " Quand Julien eut entendu cela, il fut étrangement saisi, et dans la crainte que tel malheur prédit par le cerf lui arrivât, il s'en alla sans prévenir personne, et se retira dans un pays fort éloigné, où il se mit au service d'un prince; il se comporta si honorablement partout, à la guerre, comme à la cour, que le prince le fit son lieutenant et le maria à une châtelaine veuve, en lui donnant un château pour dot. Cependant, les parents de Julien, tourmentés de la perte de leur fils, se mirent à sa recherche en parcourant avec soin les lieux où ils avaient l'espoir de le trouver. Enfin ils arrivèrent au château dont Julien, était le seigneur : Pour lors saint julien se trouvait absent. Quand sa femme les vit et leur eut demandé qui ils étaient, et qu'ils eurent raconté tout ce qui était arrivé à leur fils, elle reconnut que c'était le père et la mère de son époux, parce qu'elle l'avait entendu souvent lui raconter son histoire. Elle les reçut donc avec bonté, et pour l'amour de son mari, elle leur donne son lit et prend pour elle une autre chambre. Le matin arrivé, la châtelaine alla à l'église; pendant ce temps, arriva Julien qui entra dans sa chambre à coucher comme pour éveiller sa femme; mais trouvant deux personnes endormies, il suppose que c'est sa femme avec un adultère, tire son épée sans faire de bruit et les tue l'un et l'autre ensemble. En sortant de chez soi, il voit son épouse revenir de l'église; plein de surprise, il lui demande qui sont ceux qui étaient couchés dans son lit : " Ce sont, répond-elle, votre père et votre mère qui vous ont cherché bien longtemps et que j'ai fait mettre en votre chambre. " En entendant cela, il resta à demi mort, se mit à verser des larmes très amères et à dire : " Ah! malheureux! Que ferais-je ? J'ai tué mes bien-aimés parents. La voici accomplie, cette parole du cerf; en voulant éviter le plus affreux des malheurs, je l'ai accompli. Adieu donc, ma chère sueur, je ne me reposerai désormais que je n'aie su que Dieu a accepté ma pénitence. " Elle répondit : " Il ne sera pas dit, très cher frère, que je te quitterai; mais si j'ai partagé tes plaisirs, je partagerai aussi ta douleur. " Alors, ils se retirèrent tous les deux sur les bords d'un grand fleuve, où plusieurs perdaient la vie, ils y établirent un grand hôpital où ils pourraient faire pénitence; sans cesse occupés à faire passer la rivière à ceux qui se présentaient, et à recevoir tous les pauvres. Longtemps après, vers minuit, pendant que julien se reposait de ses fatigues et qu'il y avait grande gelée, il entendit une voix qui se lamentait pitoyablement et priait julien d'une façon lugubre, de le vouloir passer. A peine l'eut-il entendu qu'il se leva de suite, et il ramena dans sa maison un homme qu'il avait trouvé mourant de froid; il alluma le feu et s'efforça de le réchauffer, comme il ne pouvait réussir, dans la crainte qu'il ne vînt à mourir, il le porta dans son petit lit et le couvrit soigneusement. Quelques instants après, celui qui paraissait si malade et comme couvert de lèpre se lève blanc comme neige vers le ciel, et dit à son hôte : " Julien, le Seigneur m'a envoyé pour vous avertir qu'il a accepté votre pénitence et que dans peu de temps tous deux vous reposerez dans le Seigneur. " Alors il disparut, et peu de temps après Julien mourut dans le Seigneur avec sa femme, plein de bonnes oeuvres et d'aumônes.
Traduction J.-B. M. Roze
GARNIER-FLAMARION, Paris, 1967.
Les estampes datent du 18 et 19ième siècle

Une traduction de la légende de St Christophe par frère Jehan du Vignay, 1554

Voici un extrait savoureux de la traduction de frère Jehan du Vignay, publiée en 1554.
« L’hermite dit à Christofle : “Sçais-tu tel fleuve ? ” Et Christofle lui dist : “Moult de gens y passent qui y périssent.” Et l’hermite lui dit : “Tu es de noble stature et fort vertueux ; se tu demouroys delez ce fleuve et y passoys tous les gens, ce seroit moult aggreable chose à Dieu. Et i’ay esperance à celluy que tu convoites servir qu’il s’apparoistra à toy ” Et Christofle lui dit : “Certes ce service puis-ie bien faire, et si te promets que ie le feray.”
Adonc s’en alla Christofle à ce fleuve et feit là un habitacle pour luy ; et portoit une grande perche en lieu de baston et s’apuyoit en l’eaue d’icelle, et portoit oultre toutes gens sans cesser et là fut plusieurs iours.
Et si comme il se dormoit en sa maisonnette, il ouït la voix d’un enfant qui l’appeloit et disoit : “Christofle, viens hors, et me porte oultre.”
Et lors s’esveilla, et il yssit hors, mais ne trouva âme. Et quand il fut en la maison, il ouyt arriere une mesme voix et courut hors et ne trouva nul. Tiercement il fut appelé et vint là ; si trouva un enfant delez la rive du fleuve qui luy pria doulcement qu’il le portast outre l’eaue. Et lors Christofle leva l’enfant sur ses espaules et print son baston et entra au fleuve pour le passer oultre ; et l’eaue s’enfla petit à petit, et l’enfant pesoit griefvement comme plomb. Et tant comme il alloit plus avant, de tant croissait plus l’eaue et l’enfant pesoit de plus en plus sur ses espaules, si que Christofle avoit moult grans angoisses, et se doubtoit fort de noyer. Et quant il fut eschappé à grand-peine et il fut passé oultre, il mit l’enfant sur la rive et lui dist : “Enfant, tu m’as mis en grant péril et pesois tant que j’eusse eu tout le monde sur moy, ie ne sentisse à peine greigneur faix.”
Et l’enfant respondit : “Christofle, ne te esmerveille pas : car tu n’as pas seulement eu tout le monde sur toy - mais celuy qui créa tout le monde tu as porté sur tes espaules. Je suis Christ ton roy à qui tu sers en ceste œuvre. Et affin que tu saches que ie dis vray, quand tu seras passé, fische ton baston en terre delez la maisonnette, et tu verra demain qu’il portera fleurs et fruictz.”
Et tantost il se esvanouit de ses yeulx.
Lors Christofle alla et fischa son baston en terre, et quand il se leva au matin, il le trouva ainsi comme un palmier, portant fueilles et fruictz. »