Voici un extrait savoureux de la traduction de frère Jehan du Vignay, publiée en 1554.
« L’hermite dit à Christofle : “Sçais-tu tel fleuve ? ” Et Christofle lui dist : “Moult de gens y passent qui y périssent.” Et l’hermite lui dit : “Tu es de noble stature et fort vertueux ; se tu demouroys delez ce fleuve et y passoys tous les gens, ce seroit moult aggreable chose à Dieu. Et i’ay esperance à celluy que tu convoites servir qu’il s’apparoistra à toy ” Et Christofle lui dit : “Certes ce service puis-ie bien faire, et si te promets que ie le feray.”
Adonc s’en alla Christofle à ce fleuve et feit là un habitacle pour luy ; et portoit une grande perche en lieu de baston et s’apuyoit en l’eaue d’icelle, et portoit oultre toutes gens sans cesser et là fut plusieurs iours.
Et si comme il se dormoit en sa maisonnette, il ouït la voix d’un enfant qui l’appeloit et disoit : “Christofle, viens hors, et me porte oultre.”
Et lors s’esveilla, et il yssit hors, mais ne trouva âme. Et quand il fut en la maison, il ouyt arriere une mesme voix et courut hors et ne trouva nul. Tiercement il fut appelé et vint là ; si trouva un enfant delez la rive du fleuve qui luy pria doulcement qu’il le portast outre l’eaue. Et lors Christofle leva l’enfant sur ses espaules et print son baston et entra au fleuve pour le passer oultre ; et l’eaue s’enfla petit à petit, et l’enfant pesoit griefvement comme plomb. Et tant comme il alloit plus avant, de tant croissait plus l’eaue et l’enfant pesoit de plus en plus sur ses espaules, si que Christofle avoit moult grans angoisses, et se doubtoit fort de noyer. Et quant il fut eschappé à grand-peine et il fut passé oultre, il mit l’enfant sur la rive et lui dist : “Enfant, tu m’as mis en grant péril et pesois tant que j’eusse eu tout le monde sur moy, ie ne sentisse à peine greigneur faix.”
Et l’enfant respondit : “Christofle, ne te esmerveille pas : car tu n’as pas seulement eu tout le monde sur toy - mais celuy qui créa tout le monde tu as porté sur tes espaules. Je suis Christ ton roy à qui tu sers en ceste œuvre. Et affin que tu saches que ie dis vray, quand tu seras passé, fische ton baston en terre delez la maisonnette, et tu verra demain qu’il portera fleurs et fruictz.”
Et tantost il se esvanouit de ses yeulx.
Lors Christofle alla et fischa son baston en terre, et quand il se leva au matin, il le trouva ainsi comme un palmier, portant fueilles et fruictz. »